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LA PREMIÈRE ÉTAPE DE LA CONQUÊTE


corpulence, il leur sert de plastron, il empêche les meurtres inutiles et compromettants. Cependant, dans l’Œil-de-Bœuf, il laisse faire ; sans doute, en son absence, on y fera tout ce qu’il faut, et, selon toute apparence, il a calculé juste. — D’un côté, dans une embrasure de fenêtre, sur une banquette, est le roi, presque seul, et, devant lui, pour toute défense, quatre ou cinq gardes nationaux ; de l’autre côté, dans les appartements, une foule immense qui croît d’heure en heure à mesure que le bruit de l’irruption se répand dans les quartiers voisins, quinze ou vingt mille personnes, un entassement prodigieux, un pêle-mêle traversé par des remous, une mer houleuse de corps qui se froissent et dont un simple flux ou reflux aplatirait contre le mur des obstacles dix fois plus forts, un vacarme à briser les vitres, « des hurlements affreux », des injures, des imprécations. « À bas M. Veto ! Au diable le Veto ! Le rappel des ministres patriotes ! Il faut qu’il signe, nous ne sortirons pas d’ici qu’il ne l’ait fait[1]. » — En avant de

    un groupe de citoyens qui le menacent « de le rendre responsable de tout ce qui arrivera de mal », et lui disent : « Vous êtes seul l’auteur de ce rassemblement inconstitutionnel, vous avez seul égaré ces braves gens, vous êtes un scélérat. » — Le ton avec lequel ces honnêtes citoyens parlaient au sieur Santerre le fit pâlir ; mais, encouragé par un coup d’œil du sieur Legendre, il eut recours à un subterfuge hypocrite, et, s’adressant à sa troupe : « Messieurs, dit-il, dressez procès-verbal du refus que je fais de marcher à votre tête dans les appartements du roi. » — Pour toute réponse, la foule, accoutumée à deviner le sieur Santerre, culbute le groupe des honnêtes citoyens. »

  1. Dépositions des quatre gardes nationaux, Lecrosnier, Gossé,