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LA PREMIÈRE ÉTAPE DE LA CONQUÊTE


dans le ruisseau, qui boit avec les crocheteurs, s’habille en portefaix, et, maniant un énorme gourdin, traîne la racaille à ses talons[1]. — Voilà tous les meneurs ; les Jacobins de la municipalité et de l’Assemblée ne prêtent à l’entreprise que leurs encouragements et leur connivence[2] ; il vaut mieux que l’émeute semble spontanée ; par prudence ou pudeur, les Girondins, Pétion, Manuel, Danton lui-même, restent dans l’ombre ; ils n’ont pas besoin d’en sortir. — Si voisins du peuple et si mêlés à la foule, les autres sont plus capables de forger pour leur troupe le roman qui lui convient : c’est un roman adapté aux limites, à la forme et à l’ébranlement de son intelligence, un roman noir et simple comme il en faut pour les enfants, ou plutôt un mélodrame de théâtre forain, avec les bons d’un côté, les méchants de l’autre, au centre un ogre, un tyran, quelque traître infâme qui

  1. Maton de la Varenne, Histoire particulière des événements qui ont eu lieu en juin, juillet, août et septembre 1792, 23. (Il a connu personnellement Saint-Huruge.) Saint-Huruge avait épousé, en 1778, à Lyon, une comédienne ; de retour à Paris, il apprit par la police que sa femme était une simple drôlesse, et la traita en conséquence. Celle-ci, furieuse, étudia le passé de Saint-Huruge, y découvrit deux accusations, l’une de vol et d’assassinat sur un marchand forain, l’autre d’infanticide, et obtint contre lui une lettre de cachet. Il fut enfermé à Charenton, du 14 janvier 1781 au 7 décembre 1784, puis transféré dans une autre prison, puis exilé dans ses domaines, d’où il s’enfuit en Angleterre. Il revint en France au moment de la Révolution.
  2. Sur la connivence, cf. Mortimer-Ternaux, I, 132 et pages suivantes. — Mallet du Pan, Mémoires, I, 300. Lettre de l’abbé de Pradt, 21 juin 1792. « On annonçait. L’émeute depuis plusieurs jours… La veille, cent cinquante députés, autant de Jacobins, avaient dîné à leur grand couvert aux Champs-Élysées, et fait des largesses en vins et vivres. »