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LA PREMIÈRE ÉTAPE DE LA CONQUÊTE


ques des épiciers[1]. Cela fait « une tourbe redoutable qui semble dire, lorsqu’elle s’ébranle : C’est aujourd’hui le dernier jour des riches et des aisés ; demain ce sera notre tour, demain nous coucherons sur l’édredon ». — Plus inquiétante est encore l’attitude des vrais ouvriers, surtout dans les faubourgs. Car d’abord, si le pain est moins cher qu’au 5 octobre, la misère est plus grande. Les industries de luxe chôment depuis trois ans, et l’artisan sans ouvrage a mangé ses petites épargnes. Depuis la ruine de Saint-Domingue et le pillage des épiceries, les denrées coloniales sont hors de prix : le menuisier, le maçon, le serrurier, le fort de la halle n’ont plus leur café au lait le matin[2], et, chaque matin, ils grondent en songeant que la récompense de leur patriotisme est un surcroît de privations.

Mais surtout ils sont devenus Jacobins et, dans leur cervelle oisive, après trente-deux mois de prédications, le dogme de la souveraineté du peuple a poussé de profondes racines. « L’opinion des groupes, écrit un commissaire de police, est que la Constitution est inutile, et que le peuple seul fait la loi. Les citoyens de Paris se croient sur la place publique le peuple, populus, ce que nous appelons universalité des citoyens[3]. »

  1. Lettres de Coray, 126 : « Ce pillage a duré trois jours, les 22, 23 et 24 janvier 1792, et nous attendons d’heure en heure de semblables émeutes et plus terribles encore. »
  2. Mercier (Tableau de Paris) avait déjà noté, avant la Révolution, cette habitude de l’ouvrier parisien, surtout parmi les métiers les plus rudes.
  3. Mortimer-Ternaux, I, 346. Lettre du 21 juin 1792.