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LA CONSTITUTION APPLIQUÉE


maîtres de poste lui faisaient attendre des chevaux jusqu’à ce qu’il leur eût « donné des détails. Les paysans arrêtaient ma voiture au milieu du chemin et m’accablaient de questions. À Autun, il me fallut, malgré la rigueur du froid, parler d’une fenêtre qui donnait sur la grande place, et raconter ce que je savais sur l’Assemblée ». — Tous ces on dit s’altèrent et s’amplifient en passant de bouche en bouche. À la fin, ils se fixent en légendes circonstanciées, appropriées au moule mental qui les reçoit et à la passion dominante qui les propage. Suivez l’effet de ces fables acceptées, chez un paysan, chez une poissarde, dans un village écarté, dans un faubourg populeux, en des cervelles brutes, ou presque brutes, et, de plus, vives, chaudes, surexcitées : cet effet est formidable. Car, en de tels esprits, la croyance aboutit tout de suite à l’action, à l’action brutale et meurtrière. C’est le sang-froid acquis, la réflexion et la culture qui, entre la croyance et l’action, interposent le souci de l’intérêt social, l’observation des formes et le respect de la loi. Tous ces freins manquent dans le nouveau souverain. Il ne sait pas s’arrêter et ne souffre pas qu’on l’arrête. Pourquoi tant de délais, quand le péril presse ? À quoi bon l’observation des formes, quand il s’agit de sauver le peuple ? Qu’y a-t-il de sacré dans la loi, quand elle couvre des ennemis publics ? Quoi de plus pernicieux que la déférence passive et l’attente inerte sous des magistrats timides ou aveugles ? Quoi de plus juste que de se taire, à l’instant et sur place, justice à soi-même ? — À leurs yeux, la précipitation et