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LA CONSTITUTION APPLIQUÉE


ches, l’une superficielle dont les hommes ont conscience, l’autre profonde dont ils n’ont pas conscience : la première fragile et vacillante comme une terre meuble, la seconde stable et fixe comme une roche que leurs fantaisies et leurs agitations n’atteignent pas. Celle-ci détermine seule la pente générale du sol, et tout le gros courant de l’action humaine roule forcément sur le versant ainsi préparé. — Certainement ils se sont embrassés et ils ont juré ; mais, après comme avant la cérémonie, ils sont ce que les ont faits des siècles de sujétion administrative et un siècle de littérature politique. Ils gardent leur ignorance et leur présomption, leurs préjugés, leurs rancunes et leurs défiances, leurs habitudes invétérées d’esprit et de cœur. Ils sont hommes, et leur estomac a besoin d’être rempli tous les jours. Ils ont de l’imagination, et, si le pain est rare, ils craignent de manquer de pain. Ils aiment mieux garder leur argent que de le donner : partant, ils regimbent contre la créance que l’État et les particuliers ont sur eux ; ils se dispensent le plus qu’ils peuvent de payer leurs dettes ; ils font volontiers leur main sur les choses publiques quand elles sont mal défendues ; enfin, ils sont disposés à croire que les gendarmes et les propriétaires sont nuisibles, d’autant plus qu’on leur répète cela tous les jours, et depuis un an. — D’autre part, la situation n’a pas changé. Ils vivent toujours dans une société désorganisée, sous une Constitution impraticable, et les passions qui démolissent tout ordre public n’ont fait que s’aviver par le simulacre de fraternité