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L’ASSEMBLÉE CONSTITUANTE ET SON ŒUVRE


réel qui était sous ses yeux, et s’est obstinée à ne voir en lui que l’être abstrait créé par les livres. — Par suite, avec un aveuglement et une raideur de chirurgien spéculatif, elle a détruit, dans la société livrée à son bistouri et à ses théories, non seulement les tumeurs, les disproportions et les froissements des organes, mais encore les organes eux-mêmes et jusqu’à ces noyaux vivants et directeurs autour desquels les cellules s’ordonnent pour recomposer un organe détruit, d’un côté ces groupes anciens, spontanés et persistants que la géographie, l’histoire, la communauté d’occupations et d’intérêts avaient formés, d’un autre côté ces chefs naturels que leur nom, leur illustration, leur éducation, leur indépendance, leur bonne volonté, leurs aptitudes désignaient pour le premier rôle. D’une part, elle dépouille, laisse ruiner et proscrire toute la classe supérieure, noblesse, parlementaires, grande bourgeoisie. D’autre part, elle dépossède et dissout tous les corps historiques ou naturels, congrégations religieuses, clergé, provinces, parlements, corporations d’art, de profession ou de métier. — L’opération faite, tout lien ou attache entre les hommes se trouve coupé, toute subordination ou hiérarchie a disparu. Il n’y a plus de cadres et il n’y a plus de chefs. Il ne reste que des individus, vingt-six millions d’atomes égaux et disjoints. Jamais matière plus désagrégée et plus incapable de résistance ne fut offerte aux mains qui voudront la pétrir ; il leur suffira pour réussir d’être dures et violentes. — Elles sont prêtes, ces mains brutales, et