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LA CONSTITUTION APPLIQUÉE


massacré pour avoir voulu protéger le passage d’un convoi, où la moisson a été médiocre, où, en beaucoup d’endroits, le pain coûte six sous la livre, où, dans presque tous les départements, le setier de blé se vend deux fois plus cher que dans le Nord !

Spectacle étrange et le plus instructif de tous, car on y voit le fond de l’homme. Comme sur un radeau de naufragés sans vivres, il est retombé à l’état de nature ; le mince tissu d’habitudes et d’idées raisonnables dans lequel la civilisation l’enveloppait s’est déchiré et flotte en lambeaux autour de lui ; les bras nus du sauvage ont reparu, et il les agite. Pour les employer et pour se conduire, il n’a plus qu’un guide, celui des premiers jours, l’instinct alarmé de son estomac souffrant. Désormais ce qui règne en lui et par lui, c’est le besoin animal, avec son cortège de suggestions violentes et bornées, tantôt sanguinaires et tantôt grotesques. Imbécile ou effaré, et toujours semblable à un roi nègre, ses seuls expédients politiques sont des procédés de boucherie ou des imaginations de carnaval. Deux commissaires que Roland, ministre de l’intérieur, envoie à Lyon, peuvent voir à quelques jours de distance le carnaval et la boucherie[1]. — D’une part, sur la route, les paysans arrêtent tout le monde ; dans chaque voyageur le peuple voit un aristocrate qui se sauve, et tant pis pour ceux qui tombent sous sa main ! Près d’Autun, quatre prêtres qui, pour obéir à la loi, se rendaient à

  1. Archives nationales, F7, 3255. Lettres de Bonnemant, 11 septembre 1792 ; de Laussel, 22 septembre 1792.