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L’ANARCHIE SPONTANÉE


perdu la tête, les assiégés comme les assiégeants, ceux-ci encore davantage, parce qu’ils sont enivrés par la victoire. À peine entrés, ils commencent par tout briser, et les derniers venus fusillent les premiers, au hasard : « chacun tire sans faire attention ni où ni sur qui les coups portent ». La toute-puissance subite et la licence de tuer sont un vin trop fort pour la nature humaine ; le vertige vient, l’homme voit rouge, et son délire s’achève par la férocité.

Car le propre d’une insurrection populaire, c’est que, personne n’y obéissant à personne, les passions méchantes y sont libres autant que les passions généreuses, et que les héros n’y peuvent contenir les assassins. Élie, qui est entré le premier, Cholat, Hullin, les braves qui sont en avant, les gardes françaises qui savent les lois de la guerre, tâchent de tenir leur parole ; mais la foule qui pousse par derrière ne sait qui frapper, et frappe à l’aventure. Elle épargne les Suisses qui ont tiré sur elle et qui, dans leur sarrau bleu, lui semblent des prisonniers. En revanche, elle s’acharne sur les invalides qui lui ont ouvert la porte ; celui qui a empêché le gouverneur de faire sauter la forteresse a le poignet abattu d’un coup de sabre, est percé de deux coups d’épée, pendu, et sa main, qui a sauvé un quartier de Paris, est promenée dans les rues en triomphe. On entraîne les officiers, on en tue cinq avec trois soldats, en route ou sur place. Pendant les longues heures de la fusillade, l’instinct meurtrier s’est éveillé, et la volonté de tuer, changée en idée fixe, s’est répandue au loin dans la