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L’ANARCHIE SPONTANÉE


tours un invalide. On les ménage comme des enfants à qui l’on tâche de faire le moins de mal possible : à la première demande, le gouverneur fait retirer ses canons des embrasures ; il fait jurer à la garnison de ne point tirer, si elle n’est attaquée ; il invite à déjeuner la première députation ; il permet à l’envoyé de l’Hôtel de Ville de visiter toute la forteresse ; il subit plusieurs décharges sans riposter, et laisse emporter le premier pont sans brûler une amorce[1]. S’il tire enfin, c’est à la dernière extrémité, pour défendre le second pont, et après avoir prévenu les assaillants qu’on va faire feu. Bref, sa longanimité, sa patience sont excessives, conformes à l’humanité du temps. — Pour eux, ils sont affolés par la sensation nouvelle de l’attaque et de la résistance, par l’odeur de la poudre, par l’entraînement du combat ; ils ne savent que se ruer contre le massif de pierres, et leurs expédients sont au niveau de leur tactique. Un brasseur imagine d’incendier ce bloc de maçonnerie en lançant dessus avec des pompes de l’huile d’aspic et d’œillette injectée de phosphore. Un jeune charpentier, qui a des notions d’archéologie, propose de construire une catapulte. Quelques-uns croient avoir saisi la fille du gouverneur et veulent la brûler pour obliger le père à se rendre. D’autres mettent le feu à un avant-corps de bâtiment rempli de paille et se bouchent ainsi le passage. « La Bastille n’a pas été prise de vive force, disait le brave Élie, l’un des combattants ; elle

  1. Dusaulx, 447 (Déposition des invalides). — Revue rétrospective, IV, 282 (Récit du commandant des trente-deux Suisses).