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LA RÉVOLUTION


centaines d’enquêtes manuscrites ; presque toujours j’y ai admiré l’humanité des nobles, leur longanimité, leur horreur du sang. Non seulement beaucoup d’entre eux ont du cœur et tous ont de l’honneur, mais encore, élevés dans la philosophie du dix-huitième siècle, ils sont doux, sensibles ; ils répugnent aux voies de fait. Surtout les officiers sont exemplaires ; leur seul défaut est la faiblesse : plutôt que de tirer sur l’émeute, ils rendent les forts qu’ils commandent, ils se laissent insulter, lapider par le peuple. Pendant deux ans[1], « en butte à mille outrages, à la diffamation, au danger de chaque jour, poursuivis par les clubs et par des soldats égarés », désobéis, menacés, mis aux arrêts par leurs hommes, ils restent à leur poste pour empêcher la débandade ; « avec une stoïque persévérance, ils dévorent le mépris de leur autorité pour en préserver le simulacre », et leur courage est de l’espèce la plus rare, puisqu’il consiste à rester en faction, impassibles sous les affronts et sous les coups. — Par une injustice énorme, une classe entière qui n’avait point de part aux faveurs de la Cour et qui subissait autant de passe-droits que les roturiers ordinaires, la noblesse provinciale, est confondue avec les parasites titrés qui assiégeaient les antichambres de Versailles. Vingt-cinq mille familles, « la pépinière des armées et des flottes », l’élite des propriétaires-agriculteurs, tant de gentilshommes qui font valoir sous leurs yeux la petite terre où ils résident, « et n’ont pas un an en

  1. Mercure, n° du 10 septembre 1791. Article de Mallet du Pan. — Ib., n° du 15 octobre 1791.