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LA RÉVOLUTION


ainsi un résidu prodigieusement mince, un extrait infiniment écourté de la nature humaine, c’est-à-dire, suivant la définition du temps, « un être qui a le désir du bonheur et la faculté de raisonner », rien de plus et rien d’autre. On a taillé sur ce patron plusieurs millions d’êtres absolument semblables entre eux ; puis, par une seconde simplification aussi énorme que la première, on les a supposés tous indépendants, tous égaux, sans passé, sans parents, sans engagements, sans traditions, sans habitudes, comme autant d’unités arithmétiques, toutes séparables, toutes équivalentes, et l’on a imaginé que, rassemblés pour la première fois, ils traitaient ensemble pour la première fois. De la nature qu’on leur a supposée et de la situation qu’on leur a faite, on n’a pas eu de peine à déduire leurs intérêts, leurs volontés et leur contrat. Mais, de ce que le contrat leur convient, il ne s’ensuit pas qu’il convienne à d’autres. Au contraire, il s’ensuit qu’il ne convient pas à d’autres, et la disconvenance sera extrême si on l’impose à un peuple vivant ; car elle aura pour mesure l’immensité de la distance qui sépare une abstraction creuse, un fantôme philosophique, un simulacre vide et sans substance, de l’homme réel et complet.

En tout cas il ne s’agit pas aujourd’hui d’une entité, de l’homme réduit et mutilé jusqu’à n’être plus qu’un minimum de l’homme, mais des Français de 1789. C’est pour eux seuls qu’on constitue ; c’est donc eux seuls qu’il faut considérer, et, manifestement, ils sont des hommes d’une espèce particulière, ayant leur tem-