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L’ANARCHIE SPONTANÉE


« de me réserver deux de ces petits pains qu’on appelle des flûtes ; c’est le seul pain que j’aie mangé pendant une semaine entière. » — Mais cette ressource n’est que pour les riches. Quant au peuple, pour avoir du pain de chien, il doit faire queue pendant des heures. On se bat à la queue ; « on s’arrache l’aliment ». Plus de travail, « les ateliers sont déserts ». Parfois, après une journée d’attente, l’artisan rentre au logis les mains vides, et, s’il rapporte une miche de quatre livres, elle lui coûte 3 francs 12 sous, dont 12 sous pour le pain et 3 francs pour la journée perdue. Dans la longue file désœuvrée, agitée, qui oscille aux portes de la boutique, les idées noires fermentent : si cette nuit la farine manque aux boulangers pour cuire, nous ne mangerons pas demain ! Terrible idée et contre laquelle un gouvernement n’a pas trop de toute sa force ; car il n’y a que la force, et la force armée, présente, visible, menaçante, pour maintenir l’ordre au milieu de la faim. — Sous Louis XIV et Louis XV, on avait jeûné et pâti davantage ; mais les émeutes, rudement et promptement réprimées, n’étaient que des troubles partiels et passagers. Des mutins étaient pendus, d’autres envoyés aux galères, et tout de suite, convaincu de son impuissance, le paysan, l’ouvrier retournait à son échoppe ou à sa charrue. Quand un mur est trop haut, on ne songe pas même à l’escalader. — Mais voici que le mur se crevasse, et que tous ses gardiens, clergé, noblesse, tiers-état, lettrés, politiques, et jusqu’au gouvernement lui-même, y pratiquent une large brèche. Pour la première fois, les