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L’ANARCHIE SPONTANÉE


vingt-neuf ans, Loustalot vingt-sept ans, et leur lest d’instruction consiste en réminiscences du collège, en souvenirs de l’École de Droit, en lieux communs ramassés chez Raynal et consorts. Quant à Brissot et à Marat, humanitaires emphatiques, ils n’ont vu la France et l’étranger que par la lucarne de leur mansarde, à travers les lunettes de leur utopie. De tels esprits, dégarnis ou dévoyés, ne peuvent manquer de prendre le Contrat social pour Évangile : car il réduit la science politique à l’application stricte d’un axiome élémentaire, ce qui les dispense de toute étude, et il livre la société à l’arbitraire du peuple, ce qui la remet entre leurs mains. — C’est pourquoi ils démolissent ce qui en reste et poussent au nivellement, jusqu’à ce que tout soit de plain-pied. « À mes principes, écrit Desmoulins[1], s’est joint le plaisir de me mettre à ma place, de montrer ma force à ceux qui m’avaient méprisé, de rabaisser à mon niveau ceux que la fortune avait placés au-dessus de moi. Ma devise est celle des honnêtes gens : point de supérieur. » Sous le grand nom de liberté, c’est ainsi que chaque vanité cherche sa vengeance et sa pâture. Rien de plus naturel et de plus doux que de justifier ses passions par sa théorie, d’être factieux en se croyant patriote, et d’envelopper les intérêts de son ambition dans les intérêts du genre humain. — Qu’on se représente ces directeurs de l’opinion, tels qu’ils

  1. C. Desmoulins, lettres du 20 septembre et suivantes. (Il cite un vers de Lucain, qui a le sens indiqué.) — Brissot, Mémoires, passim. — Biographie de Danton, par Robinet. (Témoignages de Mme Roland, et, de Rousselin de Saint-Albin.)