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L’ANARCHIE SPONTANÉE


plus riches habitants. Au mois d’octobre, de grandes dames, réfugiées à Rome, écrivent pour qu’on renvoie leurs domestiques et qu’on mette leurs filles au couvent. Avant la fin de 1789, il y a tant de fugitifs, qu’en Suisse, dit-on, une maison rapporte en loyers ce qu’elle vaut en capital. Avec cette première émigration, qui est celle des grands dépensiers, du comte d’Artois, du prince de Conti, du duc de Bourbon, et de tant d’autres, les étrangers opulents sont partis, en tête la duchesse de l’Infantado qui dépensait par an 800 000 livres ; on ne compte plus que trois Anglais à Paris.

C’était une ville de luxe et comme une serre européenne de tous les plaisirs fins et coûteux : une fois le vitrage brisé, les amateurs s’en vont, les délicates plantes périssent ; il n’y a plus d’emploi pour les innombrables mains qui les cultivaient. Trop heureuses quand, aux ateliers de charité, elles peuvent, à vil prix, manier la pioche ! « J’ai vu, dit Bailly, des merciers, des marchands, des orfèvres implorer la faveur d’y être employés à vingt sous par jour. » Comptez, si vous pouvez, dans un ou deux corps d’état, toutes ces mains qui chôment[1]. Douze cents perruquiers occupent à peu près six mille garçons ; deux mille chambrelans font en chambre le même métier ; six mille laquais n’ont guère que cet emploi. Le corps des tailleurs est composé de deux mille huit cents maîtres qui ont sous eux cinq mille ouvriers. « Ajoutez-y les chambrelans, les réfugiés dans les endroits privilégiés, comme les abbayes de

  1. Mercier, Tableau de Paris, I, 58 ; X, 151.