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L’ESPRIT ET LA DOCTRINE


ception des sens, un souvenir, l’application d’un nom, un jugement ordinaire est le jeu d’une mécanique compliquée, l’œuvre commune et finale[1] de plusieurs millions de rouages qui, pareils à ceux d’une horloge, tirent et poussent à l’aveugle, chacun pour soi, chacun entraîné par sa propre force, chacun maintenu dans son office par des compensations et des contrepoids. Si l’aiguille marque l’heure à peu près juste, c’est par l’effet d’une rencontre qui est une merveille, pour ne pas dire un miracle, et l’hallucination, le délire, la monomanie, qui habitent à notre porte, sont toujours sur le point d’entrer en nous. À proprement parler, l’homme est fou, comme le corps est malade, par nature ; la santé de notre esprit, comme la santé de nos organes, n’est qu’une réussite fréquente et un bel accident. Si telle est la chance pour la trame et le canevas grossier, pour les gros fils à peu près solides de notre intelligence, quels doivent être les hasards pour la broderie ultérieure et superposée, pour le réseau subtil et compliqué qui est la raison proprement dite et se compose d’idées générales ? Formées par un lent et délicat tissage, à travers un long appareil de signes, parmi les tiraillements de l’orgueil, de l’enthousiasme et de l’entêtement dogmatique, combien de chances pour que, dans la meilleure tête, ces idées correspondent mal aux choses ! Là-dessus, dès à présent, il suffit de voir chez nos philosophes, chez nos politiques, l’idylle en vogue. — Si tels

  1. On évalue le nombre des cellules cérébrales (couche corticale), à douze cents millions, et celui des fibres qui les relient à quatre milliards.