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L’ESPRIT ET LA DOCTRINE


danger imminent et les entreprises immanquables du Tiers, « répondait froidement et en levant les yeux au ciel qu’il fallait bien compter sur les vertus morales des hommes ». — Au fond, quand on voulait se représenter la fondation d’une société humaine, on imaginait vaguement une scène demi-bucolique, demi-théâtrale, à peu près semblable à celle qu’on voyait sur le frontispice des livres illustrés de morale et de politique. Des hommes demi-nus ou vêtus de peaux de bêtes sont assemblés sous un grand chêne ; au milieu d’eux, un vieillard vénérable se lève, et leur parle « le langage de la nature et de la raison » ; il leur propose de s’unir, et leur explique à quoi ils s’obligent par cet engagement mutuel ; il leur montre l’accord de l’intérêt public et de l’intérêt privé, et finit en leur faisant sentir les beautés de la vertu[1]. Tous aussitôt poussent des cris d’allégresse, s’embrassent, s’empressent autour de lui et le choisissent pour magistrat ; de toutes parts on danse sous les ormeaux, et la félicité désormais est établie sur la terre. — Je n’exagère pas. Les adresses de l’Assemblée nationale à la nation seront des harangues de ce style. Pendant des années, le gouvernement parlera au peuple comme à un berger de Gessner. On priera les paysans de ne plus brûler les châteaux, parce que cela fait de la peine

    « la morale était devenue facile à pratiquer et que la balance de l’ordre social était si bien établie que rien ne pourrait la déranger. »

  1. Voir dans Rousseau (Lettre à M. de Beaumont) une scène de ce genre, l’établissement du déisme et de la tolérance, à la suite d’un discours comme celui-ci.