Page:Taine - Les Origines de la France contemporaine, t. 2, 1910.djvu/66

Cette page a été validée par deux contributeurs.
52
L’ANCIEN RÉGIME


vient à s’introduire, c’est à la condition d’employer l’idiome oratoire que la raison raisonnante impose à tous ses hôtes, Grecs, Anglais, barbares, paysans et sauvages, si différents qu’ils soient entre eux, et si différents qu’ils soient d’elle-même. Dans Buffon, le premier homme, racontant les premières heures de sa vie, analyse ses sensations, ses émotions, ses motifs aussi finement que ferait Condillac lui-même. Chez Diderot, Otou l’Otaïtien, chez Bernardin de Saint-Pierre, un demi-sauvage de l’Indoustan et un vieux colon de l’Île-de-France, chez Rousseau, un vicaire de campagne, un jardinier, un joueur de gobelets, sont des discoureurs et des moralistes accomplis. Chez Marmontel, Florian, dans toute la petite littérature qui précède ou accompagne la Révolution, dans tout le théâtre tragique ou comique, le personnage, quel qu’il soit, villageois inculte, barbare tatoué, sauvage nu, a pour premier fond le talent de s’expliquer, de raisonner, de suivre avec intelligence et avec attention un discours abstrait, d’enfiler de lui-même ou sur les pas d’un guide l’allée rectiligne des idées générales. Ainsi, pour les spectateurs du dix-huitième siècle, la raison est partout, et il n’y a qu’elle au monde. Une forme d’esprit si universelle ne peut manquer de leur sembler naturelle ; ils sont comme des gens qui, ne parlant qu’une langue et ayant toujours parlé aisément, ne conçoivent pas qu’on puisse parler une autre langue, ni qu’il y ait auprès d’eux des muets ou des sourds. — D’autant plus que la théorie autorise leur préjugé. Selon l’idéologie nouvelle, tout esprit est à la portée de toute vérité. S’il n’y atteint pas, la faute