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L’ESPRIT ET LA DOCTRINE


Montesquieu, tout ce que je pouvais espérer, c’étaient des maux un peu moindres. Avec Diderot et d’Holbach, je ne distinguais à l’horizon qu’un Eldorado brillant ou une Cythère commode. Avec Rousseau, je vois à portée de ma main un Éden où du premier coup je retrouverai ma noblesse inséparable de mon bonheur. J’y ai droit ; la nature et la Providence m’y appellent ; il est mon héritage. Seule une institution arbitraire m’en écarte et fait mes vices en même temps que mon malheur. Avec quelle colère et de quel élan vais-je me jeter contre la vieille barrière ! — On s’en aperçoit au ton véhément, au style amer, à l’éloquence sombre de la doctrine nouvelle. Il ne s’agit plus de plaisanter, de polissonner ; le sérieux est continu ; on s’indigne, et la voix puissante qui s’élève perce au delà des salons jusqu’à la foule souffrante et grossière, à qui nul ne s’est encore adressé, dont les ressentiments sourds rencontrent pour la première fois un interprète, et dont les instincts destructeurs vont bientôt s’ébranler à l’appel de son héraut. — Rousseau est du peuple et il n’est pas du monde. Dans un salon il se trouve gêné[1] ; il ne sait pas causer, être aimable ; il n’a de jolis mots qu’après coup, sur l’escalier ; il se tait d’un air maussade ou dit des balourdises, et ne se sauve de la

  1. Confessions. Partie II, livre IX, 368. « Je ne comprends pas comment on ose parler dans un cercle… Je me hâte de balbutier promptement des paroles sans idées, trop heureux quand elles ne signifient rien du tout… J’aimerais la société tout comme un autre, si je n’étais sûr de m’y montrer, non seulement à mon désavantage, mais tout autre que je ne suis. » — Cf. Nouvelle Héloïse, 2e partie, Lettre de Saint-Preux sur Paris, et Émile, fin du livre IV.