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L’ANCIEN RÉGIME


qu’ils ne se connaissent plus, que chaque classe ignore l’autre classe, que chacune se fait de l’autre un portrait chimérique, chacune teignant l’autre des couleurs de son imagination, l’une composant une idylle, l’autre se forgeant un mélodrame, l’une imaginant les paysans comme des bergers sensibles, l’autre persuadée que les nobles sont d’affreux tyrans. — Par cette méconnaissance mutuelle et par cet isolement séculaire, les Français ont perdu l’habitude, l’art et la faculté d’agir ensemble. Ils ne sont plus capables d’entente spontanée et d’action collective. Au moment du danger, personne n’ose compter sur ses voisins ou sur ses pareils. Personne ne sait où tourner les yeux pour trouver un guide. « On n’aperçoit pas un homme qui puisse répondre pour le plus petit district ; et, bien plus, on n’en voit pas un qui puisse répondre d’un autre homme[1]. » La débandade est complète et sans remède. L’utopie des théoriciens s’est accomplie, l’état sauvage a recommencé. Il n’y a plus que des individus juxtaposés ; chaque homme retombe dans sa faiblesse originelle, et ses biens, sa vie sont à la merci de la première bande qui saura se former. Il ne reste en lui pour le conduire que l’habitude moutonnière d’être conduit, d’attendre l’impulsion, de regarder du côté du centre ordinaire, vers Paris, d’où sont toujours venus les ordres. Arthur Young[2] est frappé de ce geste machinal. Partout l’ignorance et la docilité politiques sont parfaites. C’est lui,

  1. Tocqueville, 304. (Paroles de Burke.)
  2. Voyages en France. I, 240, 263.