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L’ESPRIT ET LA DOCTRINE


tecture, ses proportions, son équilibre, sa solidité, son utilité et même sa beauté. — Par suite encore, faute de comprendre le passé, on ne comprenait pas le présent. On n’avait aucune idée juste du paysan, de l’ouvrier, du bourgeois provincial ou même du petit noble de campagne ; on ne les apercevait que de loin, demi-effacés, tout transformés par la théorie philosophique et par le brouillard sentimental. « Deux ou trois mille[1] » gens du monde et lettrés faisaient le cercle des honnêtes gens et ne sortaient pas de leur cercle. Si parfois, de leur château et en voyage, ils avaient entrevu le peuple, c’était en passant, à peu près comme leurs chevaux de poste ou les bestiaux de leurs fermes, avec compassion sans doute, mais sans deviner ses pensées troubles et ses instincts obscurs. On n’imaginait pas la structure de son esprit encore primitif, la rareté et la ténacité de ses idées, l’étroitesse de sa vie routinière, machinale, livrée au travail manuel, absorbée par le souci du pain quotidien, confinée dans les limites de l’horizon visible, son attachement au saint local, aux rites, au prêtre, ses rancunes profondes, sa défiance invétérée, sa crédulité fondée sur l’imagination, son incapacité de concevoir le droit abstrait et les événements publics, le sourd travail par lequel les nouvelles politiques se transformaient dans sa tête en contes de revenant ou de nourrice, ses affolements contagieux pareils à ceux des moutons, ses fureurs aveugles pareilles à celles d’un taureau, et tous

  1. Voltaire, Dictionnaire Philosophique, article Supplices.