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L’ESPRIT ET LA DOCTRINE


un organe à la fois précieux et naturel. D’une part, les hommes ont besoin d’elle pour penser l’infini et pour bien vivre ; si elle manquait tout d’un coup, il y aurait dans leur âme un grand vide douloureux et ils se feraient plus de mal les uns aux autres. D’autre part, on essayerait en vain de l’arracher ; les mains qui se porteraient sur elle n’atteindraient que son enveloppe ; elle repousserait après une opération sanglante ; son germe est trop profond pour qu’on puisse l’extirper. — Si enfin, après la religion et la coutume, nous envisageons l’État, c’est-à-dire le pouvoir armé qui à la force physique en même temps que l’autorité morale, nous lui trouvons une source presque aussi noble. En Europe du moins, de la Russie au Portugal, et de la Norvège aux Deux-Siciles, il est par origine et par essence un établissement militaire où l’héroïsme s’est fait le champion du droit. Çà et là, dans le chaos des races mélangées et des sociétés croulantes, un homme s’est rencontré qui, par son ascendant, a rallié autour de lui une bande de fidèles, chassé les étrangers, dompté les brigands, rétabli la sécurité, restauré l’agriculture, fondé la patrie et transmis comme une propriété à ses descendants son emploi de justicier héréditaire et de général-né. Par cette délégation permanente, un grand office public est soustrait aux compétitions, fixé dans une famille, séquestré en des mains sûres ; désormais la nation possède un centre vivant, et chaque droit trouve un protecteur visible. Si le prince se renferme dans ses attributions, s’il est retenu sur la pente de l’arbitraire, s’il ne verse