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L’ANCIEN RÉGIME

les travailleurs qui ne dînent pas. Pourquoi ceux-ci sont-ils si pauvres, et par quel hasard, sur un sol aussi bon que la France, le pain manque-t-il à ceux qui font pousser le grain ? — D’abord, quantité de terres sont incultes et, ce qui est pis, abandonnées. Selon les meilleurs observateurs, « le quart du sol est absolument en friche… Les landes et les bruyères y sont le plus souvent rassemblées en grands déserts, par centaines et par milliers d’arpents[1] ». — « Que l’on parcoure l’Anjou, le Maine, la Bretagne, le Poitou, le Limousin, la Marche, le Berry, le Nivernais, le Bourbonnais, l’Auvergne, on verra qu’il y a la moitié de ces provinces en bruyères qui forment des plaines immenses, qui toutes cependant pourraient être cultivées. » En Touraine, en Poitou, en Berry, ce sont des solitudes de trente mille arpents. Dans un seul canton, près de Preuilly, la bruyère couvre quarante mille arpents de bonne terre. La Société d’Agriculture de Rennes déclare que les deux tiers de la Bretagne sont en friche. — Ce n’est pas stérilité, mais décadence. Le régime inventé par Louis XIV a fait son effet, et depuis un siècle la terre retourne à l’état sauvage. « On ne voit que châteaux abandonnés et en ruines ; tous les chefs-lieux de fiefs, qui autrefois étaient habités par une noblesse aisée, sont aujourd’hui occupés par de pauvres métayers pâtres, dont les faibles travaux produisent à peine leur subsistance et un reste d’impôt prêt à s’anéantir

  1. Théron de Montaugé, 15. — Éphémérides du citoyen, III. 190 (1766) ; IX, 15 (article de M. de Butret, 1767).