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L’ESPRIT ET LA DOCTRINE


l’ignore, la raison n’est qu’un subalterne, un orateur, un metteur en œuvre, que la religion et la monarchie font travailler à leur service. Sauf La Fontaine qui, je crois, est unique en cela comme dans le reste, les plus grands et les plus indépendants, Pascal, Descartes, Bossuet, La Bruyère, empruntent au régime établi leur conception première de la nature, de l’homme, de la société, du droit, du gouvernement[1]. Tant que la raison se réduit à cet office, son œuvre est celle d’un conseiller d’État, d’un prédicateur extraordinaire que ses supérieurs envoient en tournée et en mission dans le département de la philosophie et de la littérature. Bien loin de détruire, elle consolide ; en effet, jusqu’à la Régence, son principal emploi consiste à faire de bons chrétiens et de fidèles sujets.

Mais voici que les rôles s’intervertissent ; du premier rang, la tradition descend au second, et du second rang, la raison monte au premier. — D’un côté la religion et la monarchie, par leurs excès et leurs méfaits sous Louis XIV, par leur relâchement et leur insuffisance sous Louis XV, démolissent pièce à pièce le fond de vénération héréditaire et d’obéissance filiale qui leur servait de base et qui les soutenait dans une région supérieure, au-dessus de toute contestation et de tout examen ; c’est pourquoi, insensiblement, l’autorité de la

  1. Pascal, Pensées (sur l’origine de la propriété et des rangs), Provinciales (sur l’homicide et le droit de tuer). — Nicole, Deuxième traité de la charité et de l’amour-propre (sur l’homme naturel et le but de la société). Bossuet (Politique tirée de l’Écriture sainte). La Bruyère (des Esprits forts).