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LA PROPAGATION DE LA DOCTRINE


neuves. « La France[1] est-elle une monarchie tempérée et représentative, ou un gouvernement à la Turque ? Vivons-nous sous la loi d’un maître absolu, ou sommes-nous régis par un pouvoir limité et contrôlé ? » — « Les parlementaires exilés… se sont mis à étudier le droit public dans ses sources, et ils en confèrent comme dans des académies. Dans l’esprit public et par leurs études, s’établit l’opinion que la nation est au-dessus du roi, comme l’Église universelle est au-dessus du pape. » — Le changement est frappant, presque subit. « Il y a cinquante ans, dit encore d’Argenson, le public n’était nullement curieux des nouvelles d’État. Aujourd’hui chacun lit sa Gazette de Paris, même dans les provinces. On raisonne à tort et à travers de la politique, mais enfin on s’en occupe. » — Une fois que la conversation a saisi cet aliment, elle ne le lâche plus, et les salons s’ouvrent à la philosophie politique, par suite au Contrat social, à l’Encyclopédie, aux prédications de Rousseau, Mably, d’Holbach, Raynal et Diderot. En 1759, d’Argenson, qui s’échauffe, se croit déjà proche du moment final. « Il nous souffle un vent philosophique de gouvernement libre et antimonarchique ; cela passe dans les esprits, et il peut se faire que ce gouvernement soit déjà dans les têtes pour l’exécuter à la première occasion. Peut-être la Révolution se ferait avec

  1. Marquis d’Argenson, Mémoires, IV, 141 ; VI, 320, 465 ; VII, 23 ; VIII, 153 (1752, 1753, 1754). — Le discours de Rousseau sur l’inégalité est aussi de 1753. — Sur ce pas décisif de l’opinion, consultez l’excellent livre d’Aubertin, l’Esprit public au dix-huitième siècle.