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L’ANCIEN RÉGIME


rable de l’avenir. — La tentation est grande pour des mécontents, peu dévots, épicuriens et philanthropes. Ils adoptent aisément des maximes qui semblent conformes à leurs secrets désirs ; du moins ils les adoptent en théorie et en paroles. Les grands mots, liberté, justice, bonheur public, dignité de l’homme, sont si beaux et en outre si vagues ! Quel cœur peut s’empêcher de les aimer, et quelle intelligence peut en prévoir toutes les applications ? D’autant plus que, jusqu’au dernier moment, la théorie ne descend pas des hauteurs, qu’elle reste confinée dans ses abstractions, qu’elle ressemble une dissertation académique, qu’il s’agit toujours de l’homme en soi, du contrat social, de la cité imaginaire et parfaite. Y a-t-il à Versailles un courtisan qui refuse de décréter l’égalité dans Salente ? — Entre les deux étages de l’esprit humain, le supérieur où se tissent les raisonnements purs et l’inférieur où siègent les croyances actives, la communication n’est ni complète ni prompte. Nombre de principes ne sortent pas de l’étage supérieur ; ils y demeurent à l’état de curiosités ; ce sont des mécaniques délicates, ingénieuses, dont volontiers on fait parade, mais dont presque jamais on ne fait emploi. Si parfois le propriétaire les transporte à l’étage inférieur, il ne s’en sert qu’à demi ; des habitudes établies, des intérêts ou des instincts antérieurs et plus forts en restreignent l’usage. En cela il n’est pas de mauvaise foi, il est homme ; chacun de nous professe des vérités qu’il ne pratique pas. Un soir, le lourd avocat Target ayant pris du tabac dans la tabatière de la maréchale