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LA PROPAGATION DE LA DOCTRINE


toujours l’air solennel et ne se joue qu’au théâtre ; l’autre prend toutes les physionomies et se trouve partout, puisque la conversation est partout. Point de dîner ni de souper où elle n’ait sa place. On est à table au milieu d’un luxe délicat, parmi des femmes souriantes et parées, avec des hommes instruits et aimables, dans une société choisie où l’intelligence est prompte et le commerce est sûr. Dès le second service, la verve fait explosion, les saillies éclatent, les esprits flambent ou pétillent. Peut-on s’empêcher au dessert de mettre en bons mots les choses les plus graves ? Vers le café arrive la question de l’immortalité de l’âme et de l’existence de Dieu.

Pour nous figurer cette conversation hardie et charmante, il nous faut prendre les correspondances, les petits traités, les dialogues de Diderot et de Voltaire, ce qu’il y a de plus vif, de plus fin, de plus piquant et de plus profond dans la littérature du siècle ; encore n’est-ce là qu’un résidu, un débris mort. Toute cette philosophie écrite a été dite, et elle a été dite avec l’accent, l’entrain, le naturel inimitable de l’improvisation, avec les gestes et l’expression mobile de la malice et de l’enthousiasme. Aujourd’hui, refroidie et sur le papier, elle enlève et séduit encore ; qu’était-ce alors qu’elle sortait vivante et vibrante de la bouche de Voltaire et de Diderot ? Il y avait chaque jour à Paris des soupers comme celui que décrit Voltaire[1] où « deux philosophes,

  1. L’Homme aux quarante écus. — Cf. Voltaire, Mémoires, soupers chez Frédéric II. « Jamais on ne parla en aucun lieu du