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LA PROPAGATION DE LA DOCTRINE


cence, recevait, donnait à dîner. Recevoir, donner à dîner, entretenir agréablement des hôtes, voilà tout l’emploi d’un grand seigneur ; c’est pourquoi la religion et le gouvernement ne sont pour lui que des sujets d’entretien. D’ailleurs, la conversation est entre lui et ses pareils, et on a le droit de tout dire en bonne compagnie. Ajoutez que la mécanique sociale tourne d’elle-même, comme le soleil, de temps immémorial, par sa propre force ; sera-t-elle dérangée par des paroles de salon ? En tout cas, ce n’est pas lui qui la mène, il n’est pas responsable de son jeu. Ainsi point d’arrière-pensée inquiète, point de préoccupations moroses. Légèrement, hardiment, il marche sur les pas de ses philosophes ; détaché des choses, il peut se livrer aux idées, à peu près comme un jeune homme de famille qui, sortant du collège, saisit un principe, tire les conséquences, et se fait un système, sans s’embarrasser des applications[1].

Rien de plus agréable que cet élan spéculatif. L’esprit plane sur les sommets comme s’il avait des ailes ; d’un regard, il embrasse les plus vastes horizons, toute la vie humaine, toute l’économie du monde, le principe de l’univers, des religions, des sociétés. Aussi bien, comment causer si on s’abstient de philosophie ? Qu’est-ce qu’un cercle où la haute politique et la critique supérieure ne sont point admises ? Et quel motif peut

  1. Morellet, Mémoire, I, 139 (sur les écrits et les entretiens de Diderot, d’Holbach et des athées). « Tout semblait alors innocent dans cette philosophie qui demeurait contenue dans l’enceinte des spéculations, et ne cherchait, dans ses plus grandes hardiesses, qu’un exercice paisible de l’esprit. »