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L’ANCIEN RÉGIME


femmes surtout, les jeunes gens sont à celui qui leur fait voir la terre promise. Tous les mécontentements accumulés, la fatigue du présent, l’ennui, le dégoût vague, une multitude de désirs enfouis jaillissent, pareils à des eaux souterraines sous le coup de sonde qui pour la première fois les appelle au jour. Ce coup de sonde, Rousseau l’a donné juste et à fond, par rencontre et par génie. Dans une société tout artificielle, où les gens sont des pantins de salon et où la vie consiste à parader avec grâce d’après un modèle convenu, il prêche le retour à la nature, l’indépendance, le sérieux, la passion, les effusions, la vie mâle, active, ardente, heureuse et libre en plein soleil et au grand air. Quel débouché pour les facultés comprimées, pour la riche et large source qui coule toujours au fond de l’homme et à qui ce joli monde ne laisse pas d’issue ! — Une femme de la cour a vu près d’elle l’amour tel qu’on le pratique alors, simple goût, parfois simple passe-temps, pure galanterie, dont la politesse exquise recouvre mal la faiblesse, la froideur et parfois la méchanceté, bref des aventures, des amusements et des personnages comme en décrit Crébillon fils. Un soir, au moment de partir pour le bal de l’Opéra, elle trouve sur la toilette la Nouvelle Héloïse[1] ; je ne m’étonne point

  1. Confessions, partie II, livre XI. « Les femmes s’enivrèrent du livre et de l’auteur, au point qu’il y en avait peu, même dans les hauts rangs, dont je n’eusse fait la conquête, si je l’eusse entreprise. J’ai de cela des preuves que je ne veux pas écrire et qui, sans avoir eu besoin de l’expérience, autorisent mon opinion. » Cf. G. Sand. Histoire de ma vie, I, 73.