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LA PROPAGATION DE LA DOCTRINE


les fils tenaces et multipliés de sa toile, mais plus redoutable encore à lui-même qu’à ses ennemis, bientôt enlace dans son propre rets[1], persuadé que la France et l’univers sont conjurés contre lui, déduisant avec une subtilité prodigieuse toutes les preuves de cette conspiration chimérique, à la fin désespéré par son roman trop plausible, et s’étranglant dans le lacs admirable qu’à force de logique et d’imagination il s’est construit.

Avec de telles armes on court risque de se tuer, mais on est bien puissant. Rousseau l’a été, autant que Voltaire, et l’on peut dire que la seconde moitié du siècle lui appartient. Étranger, protestant, original de tempérament, d’éducation, de cœur, d’esprit et de mœurs, à la fois philanthrope et misanthrope, habitant d’un monde idéal qu’il a bâti à l’inverse du monde réel, il se trouve à un point de vue nouveau. Nul n’est si sensible aux vices et aux maux de la société présente. Nul n’est si touché du bonheur et des vertus de la société future. C’est pourquoi il a deux prises sur l’esprit public, l’une par la satire, l’autre par l’idylle. — Sans doute aujourd’hui ces deux prises sont moindres ; la substance qu’elles saisissaient s’est dérobée ; nous ne sommes plus les auditeurs auxquels il s’adressait. Les célèbres discours sur l’influence des lettres et sur l’origine de l’inégalité nous semblent des amplifications de collège ; il nous faut un effort de volonté pour lire la Nouvelle

  1. Voyez notamment son livre intitulé Rousseau juge de Jean-Jacques, son affaire avec Hume, et les derniers livres des Confessions.