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L’ANCIEN RÉGIME


ments, pour la brièveté des résumés poignants, pour la raideur assommante des ripostes inattendues, pour la multitude des réussites littéraires, pour l’exécution de tous ces morceaux de bravoure, portraits, descriptions, parallèles, invectives, où, comme dans un crescendo musical, la même idée, diversifiée par une série d’expressions toujours plus vives, atteint ou dépasse dans la note finale tout ce qu’elle comporte d’énergie et d’éclat. Enfin, ce qui manque à La Bruyère, ses morceaux s’enchaînent ; il écrit, non seulement des pages, mais encore des livres ; il n’y a pas de logicien plus serré. Sa démonstration se noue, maille à maille, pendant un, deux, trois volumes, comme un énorme filet sans issue, où, bon gré, mal gré, on reste pris. C’est un systématique qui, replié sur lui-même et les yeux obstinément fixés sur son rêve ou sur son principe, s’y enfonce chaque jour davantage, en dévide une à une les conséquences, et tient toujours sous sa main le réseau entier. N’y touchez pas. Comme une araignée effarouchée et solitaire, il a tout ourdi de sa propre substance, avec les plus chères convictions de son esprit, avec les plus intimes émotions de son cœur. Au moindre choc, il frémit, et, dans la défense, il est terrible[1], hors de lui[2], venimeux même, par exaspération contenue, par sensibilité blessée, acharné sur l’adversaire qu’il étouffe dans

  1. Lettre à M. de Beaumont.
  2. Émile, lettre IV. 193. « Il faut bien que les gens du monde se déguisent ; s’ils se montraient tels qu’ils sont, ils feraient horreur, etc. »