Page:Taine - Les Origines de la France contemporaine, t. 2, 1910.djvu/115

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
99
LA PROPAGATION DE LA DOCTRINE


puissante ; car elle donne satisfaction à des instincts universels et profonds de la nature humaine, à la curiosité maligne, à l’esprit de dénigrement, à l’aversion pour la gêne, à ce fonds de mauvaise humeur que laissent en nous la convention, l’étiquette et l’obligation sociale de porter le lourd manteau de la décence et du respect ; il y a des moments dans la vie où le plus sage n’est pas fâché de le rejeter à demi et même tout à fait. — À chaque page, tantôt avec un mouvement rude de naturaliste hardi, tantôt avec un geste preste de singe polisson, Voltaire écarte la draperie sérieuse ou solennelle, et nous montre l’homme, pauvre bimane, dans quelles attitudes[1] ! Swift seul a risqué de pareils tableaux. À l’origine ou au terme de tous nos sentiments exaltés, quelles crudités physiologiques ! Quelle disproportion entre notre raison si faible et nos instincts si forts ! Dans quels bas-fonds de garde-robe la politique et la religion vont-elles cacher leur linge sale ! — De tout cela il faut rire pour ne pas pleurer, et encore, sous ce rire, il y a des larmes ; il finit en ricanement ; il recouvre la tristesse profonde, la pitié douloureuse. À ce degré et en de tels sujets, il n’est plus qu’un effet de l’habitude et du parti pris, une manie de la verve, un état fixe de la machine nerveuse lancée à travers tout, sans frein et à toute vitesse. — Prenons-y garde pourtant : la gaieté est encore un ressort, le dernier en

  1. Dictionnaire philosophique, article Ignorance. — Les oreilles du comte de Chesterfield. — L’homme aux quarante écus chap. vii et xi.