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L’ANCIEN RÉGIME


tant de tours ingénieux, apologues, contes, portraits, dialogues, dans le sérieux comme dans la mascarade, la tenue demeure irréprochable et le ton parfait. Si l’auteur développe le paradoxe, c’est avec une gravité presque anglaise. S’il étale toute l’indécence des choses, c’est avec toute la décence des mots. Au plus fort de la bouffonnerie comme au plus fort de la licence, il reste homme de bonne compagnie, né et élevé dans ce cercle aristocratique où la liberté est complète, mais où le savoir-vivre est suprême, où toute pensée est permise, mais où toute parole est pesée, où l’on a le droit de tout dire, mais à condition de ne jamais s’oublier.

Un pareil cercle est étroit et ne comprend qu’une élite ; pour être entendu de la foule, il faut parler d’un autre ton. La philosophie a besoin d’un écrivain qui se donne pour premier emploi le soin de la répandre, qui ne puisse la contenir en lui-même, qui l’épanche hors de soi à la façon d’une fontaine regorgeante, qui la verse à tous, tous les jours et sous toutes les formes, à larges flots, en fines gouttelettes, sans jamais tarir ni se ralentir, par tous les orifices et tous les canaux, prose, poésie, grands et petits vers, théâtre, histoire, romans, pamphlets, plaidoyers, traités, brochures, dictionnaire, correspondance, en public, en secret, pour qu’elle pénètre à toute profondeur et dans tous les terrains : c’est Voltaire. — « J’ai fait plus en mon temps, dit-il quelque part, que Luther et Calvin », et en cela il se trompe. La vérité est pourtant qu’il a quelque chose de leur esprit. Il veut comme eux changer la