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LA PROPAGATION DE LA DOCTRINE


goût national. Joignez à cela l’art exquis des cuisiniers, leur talent pour mélanger, proportionner et dissimuler les condiments, pour diversifier et ordonner les mets, leur sûreté de main, leur finesse de palais, leur expérience des procédés, la tradition et la pratique qui, depuis cent ans déjà, font de la prose française le plus délicat aliment de l’esprit. Rien d’étrange si vous les trouvez habiles pour apprêter la parole humaine, pour en exprimer tout le suc et pour en distiller tout l’agrément.

IV

À cet égard, quatre d’entre eux sont supérieurs, Montesquieu, Voltaire, Diderot et Rousseau. Il semble qu’il suffise de les nommer ; l’Europe moderne n’a pas d’écrivains plus grands ; et pourtant il faut regarder de près leur talent, si l’on veut bien comprendre leur puissance. — Pour le ton et les façons, Montesquieu est le premier. Point d’écrivain qui soit plus maître de soi, plus calme d’extérieur, plus sûr de sa parole. Jamais sa voix n’a d’éclats ; il dit avec mesure les choses les plus fortes. Point de gestes ; les exclamations, l’emportement de la verve, tout ce qui serait contraire aux bienséances répugne à son tact, à sa réserve, à sa fierté. Il semble qu’il parle toujours devant un petit cercle choisi de gens très fins et de façon à leur donner à chaque instant l’occasion de sentir leur finesse. Nulle flatterie plus délicate ; nous lui savons gré de nous rendre contents de notre esprit. Il faut en avoir pour le lire : car,