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LE RÉGIME MODERNE


plus ou moins nécessiteux, isolés et « indéfendus[1] ».

Cent ans avant la Révolution, quelques esprits clairvoyants, des cœurs généreux, étaient déjà choqués de cette disproportion scandaleuse[2] ; à la fin, elle avait choqué tout le monde, car, dans chaque groupe local ou social, presque tout le monde en souffrait, non seulement le campagnard, le paysan, l’artisan et le roturier, non seulement le citadin, le curé et le bourgeois notable, mais encore le gentilhomme, le grand seigneur, le prélat et le roi lui-même[3], chacun dénonçant les pri-

  1. L’Ancien Régime, tome I, liv. II, ch. II, III, IV, et tome II, liv. V.
  2. Pour le ton et le sentiment intime, La Bruyère est, je crois, le premier de ces précurseurs. Cf. ses chapitres sur les Grands, sur le Mérite personnel, sur le Souverain et la République, et, dans son chapitre sur l’Homme, ses morceaux sur les Paysans, sur les Nobles de province, etc. Ce sont déjà les réclamations qu’on applaudira plus tard dans le Mariage de Figaro ; mais ici, dans cette rédaction anticipée, elles ont plus de profondeur ; la gaieté manque, et la disposition dominante est une habitude de tristesse, de résignation, d’amertume.
  3. Discours prononcé par l’ordre du roi et en sa présence, le 23 février 1787, par M. de Calonne, contrôleur général, 22 : « Que reste-t-il donc pour combler ce vide effrayant (des finances) ? Les abus. Les abus qu’il s’agit aujourd’hui d’anéantir pour le salut public, ce sont les plus considérables, les plus protégés, ceux qui ont les racines les plus profondes et les branches les plus étendues. Tels sont les abus dont l’existence pèse sur la classe productive et laborieuse ; les abus des privilèges pécuniaires : les exemptions à la loi commune et tant d’exemptions injustes qui ne peuvent affranchir une partie des contribuables qu’en aggravant le sort des autres ; l’inégalité générale dans la répartition des subsides et l’énorme disproportion qui se trouve entre les contributions des différentes provinces et entre les charges des sujets du même souverain ; la rigueur et l’arbitraire dans la perception de la taille ; les bureaux des traites intérieures et les barrières qui rendent les diverses parties du royaume étrangères