Page:Taine - Les Origines de la France contemporaine, t. 10, 1904.djvu/206

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
204
LE RÉGIME MODERNE


le premier jour. — Par suite, l’individu peut s’intéresser, non plus seulement à sa barque, mais encore à un navire, à tel ou tel navire, à telle société ou communauté, selon ses préférences et ses aptitudes, selon l’attrait, la proximité ou la commodité d’accès, et voilà un nouveau ressort d’action antagoniste au premier. Si fort que soit le premier, parfois le second prévaut ; c’est que l’âme est très généreuse ou préparée par une longue discipline spéciale : de là tous les sacrifices, la donation de soi-même à une œuvre ou à une cause, le dévouement de la sœur de charité et du missionnaire, l’abnégation du savant qui s’ensevelit pendant vingt ans dans les minuties d’une besogne ingrate, l’héroïsme de l’explorateur qui risque sa vie dans le désert ou parmi les sauvages, le courage du soldat qui se fait tuer pour défendre son drapeau. Mais ces cas sont rares ; chez le plus grand nombre des hommes et dans le plus grand nombre de leurs actes, l’intérêt personnel l’emporte sur l’intérêt commun, et, contre l’instinct égoïste, l’instinct social est faible. — C’est pourquoi il est dangereux de l’affaiblir ; l’individu n’est que trop tenté de préférer sa barque au navire ; si l’on veut qu’il y monte et qu’il y travaille, il faut lui fournir des facilités et des motifs pour y monter et y travailler ; à tout le moins, il ne faut pas lui en ôter. Or cela dépend de l’État, sorte de vaisseau amiral et central, seul armé, qui tient sous ses canons tous les navires subordonnés ; car, quelle que soit la société, provinciale ou municipale, enseignante ou hospitalière, religieuse ou laïque, c’est l’État qui en