Page:Taine - Les Origines de la France contemporaine, t. 10, 1904.djvu/205

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
203
LE DÉFAUT ET LES EFFETS DU SYSTÈME


avec elle périra tout le travail qu’elle a coûté. Est-il raisonnable de tant travailler pour elle, et un si mince objet vaut-il la peine d’un si grand effort ?… Heureusement, pour mieux placer son effort, l’homme a d’autres objets plus vastes et plus solides, une famille, une commune, une église, une patrie, toutes les associations dont il est ou devient membre, toutes les entreprises collectives de science, d’éducation, de bienfaisance, d’utilité locale ou générale, la plupart pourvues d’un statut légal et constituées en corps ou même en personnes civiles, aussi bien définies et protégées que lui, mais plus précieuses et plus viables, car elles servent beaucoup d’hommes et durent indéfiniment ; même quelques-unes ont une histoire séculaire, et la longueur de leur passé présage la longueur de leur avenir. Dans l’innombrable flottille des esquifs qui sombrent incessamment, et incessamment sont remplacés par d’autres, elles subsistent comme des vaisseaux de haut bord : sur ces gros bâtiments, chaque homme de la flottille monte de temps en temps pour y travailler, et cette fois l’œuvre qu’il produit n’est pas caduque, éphémère, comme l’ouvrage qu’il fait chez lui ; elle surnagera après qu’il aura disparu, lui et son esquif ; elle est entrée dans une œuvre commune et totale qui se défend par sa masse. Sans doute, ce qu’il y insère pourra plus tard être remanié ; mais la substance en demeure, et parfois aussi la forme : tel précepte de Jésus, tel théorème d’Archimède reste une acquisition définitive, intacte et clouée en place depuis deux mille ans, immortelle dès