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LE RÉGIME MODERNE


Europe, peu de soldats, quelques centaines de mille ; aujourd’hui en Europe, 18 millions de soldats actuels ou éventuels, tous les adultes, même mariés, même pères de famille, appelés ou sujets à l’appel, pendant vingt ou vingt-cinq ans de leur vie, c’est-à-dire tant qu’ils sont valides ; autrefois, pour faire le gros du service en France, point de vies confisquées par décret, rien que des vies achetées par contrat, et des vies appropriées à cette besogne, oisives ou nuisibles ailleurs, environ 150 000 vies de qualité secondaire, de valeur médiocre, que l’État pouvait dépenser avec moins de regrets que les autres, et dont le sacrifice n’était pas un dommage grave pour la société ni pour la civilisation ; aujourd’hui, pour faire le même service en France, 4 millions de vies saisies par autorité, et, si elles se dérobent, saisies par force ; toutes ces vies, à partir de la vingtième année, appliquées au même métier manuel et meurtrier, y compris les plus impropres à cette besogne et les mieux adaptées aux autres emplois, y compris les plus inventives et les plus fécondes, les plus délicates et les plus cultivées, y compris celles que distingue un talent supérieur, dont la valeur sociale est presque infinie, et dont l’avortement forcé ou la fin précoce est une calamité pour l’espèce humaine. — Tel est le fruit terminal du régime nouveau ; l’obligation militaire y est la contre-partie et comme la rançon du droit politique ; le citoyen moderne peut les mettre en balance, comme deux poids. Qu’il place dans le premier plateau sa prérogative de souverain, c’est-à-dire, au fait et au