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LA STRUCTURE DE LA SOCIÉTÉ


jour à leur porte… Emprunts, avances prises sur les fermiers, crédit chez les fournisseurs de la maison, tout a concouru à leur faciliter les moyens de soulager le peuple ». — J’omets beaucoup d’autres traits aussi forts ; on voit que les seigneurs ecclésiastiques ou laïques ne sont point de simples égoïstes quand ils résident. L’homme compatit aux maux dont il est le témoin ; il faut l’absence pour en émousser la vive impression ; le cœur en est touché quand l’œil les contemple. D’ailleurs la familiarité engendre la sympathie ; on ne peut guère rester froid devant l’angoisse d’un pauvre homme, à qui, depuis vingt ans, l’on dit bonjour en passant, dont on sait la vie, qui n’est pas pour l’imagination une unité abstraite, un chiffre de statistique, mais une âme en peine et un corps souffrant. — D’autant plus que, depuis les écrits de Rousseau et des économistes, un souffle d’humanité chaque jour plus fort, plus pénétrant, plus universel, est venu attendrir les cœurs. Désormais on pense aux pauvres, et l’on se fait honneur d’y penser. Il suffit de lire les cahiers des États généraux[1] pour voir que, de Paris, l’esprit philanthropique s’est répandu jusque dans les châteaux et les abbayes de province. Je suis persuadé que, sauf des hobereaux écartés, chasseurs et buveurs, emportés par le besoin d’exercice corporel et confinés par leur rusticité dans la vie animale, la plupart des seigneurs rési-

  1. Sur la conduite et sur les sentiments des seigneurs ecclésiastiques et laïques, cf. Léonce de Lavergne, les Assemblées provinciales, 1 vol. — Legrand, l’Intendance du Hainaut, 1 vol. Hippeau, le Gouvernement de Normandie, 9 vol.