Page:Taine - Les Origines de la France contemporaine, t. 1, 1909.djvu/46

Cette page a été validée par deux contributeurs.
18
L’ANCIEN RÉGIME


garde et viendront jusqu’au 10 août se faire tuer pour lui dans son escalier ; il est leur général-né. Le peuple, jusqu’en 1789, verra en lui le redresseur des torts, le gardien du droit, le protecteur des faibles, le grand aumônier, l’universel refuge. Au commencement du règne de Louis XVI, « les cris de vive le Roi, qui commençaient à six heures du matin, n’étaient presque point interrompus jusqu’après le coucher du soleil[1] ». Quand naquit son dauphin, la joie de la France fut celle d’une famille, « on s’arrêtait dans les rues, on se parlait sans se connaître, on embrassait tous les gens que l’on connaissait[2] ». Tous, par une vague tradition, par un respect immémorial, sentent que la France est un vaisseau construit par ses mains et par les mains de ses ancêtres, qu’à ce titre le bâtiment est à lui, qu’il y a droit comme chaque passager à sa pacotille, et que son seul devoir est d’être expert et vigilant pour bien conduire sur la mer le magnifique navire où toute la fortune publique vogue sous son pavillon. — Sous l’ascendant d’une pareille idée, on l’a laissé tout faire ; de force ou de gré, il a réduit les anciennes autorités à n’être plus qu’un débris, un simulacre, un souvenir. Les nobles ne sont que ses officiers ou ses cour-

  1. Mémoires de Mme Campan, I, 89 ; II, 215.
  2. En 1785, un Anglais venu en France vante la liberté politique dont on jouit dans son pays. En revanche, les Français reprochent aux Anglais d’avoir décapité Charles Ier, et « se glorifient d’avoir toujours gardé à leur propre roi un attachement inviolable, une fidélité, un respect que nul excès ou sévérité de sa part n’a pu ébranler ». (A comparative view of the french and of the English nation by John Andrews, 257.)