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LA STRUCTURE DE LA SOCIÉTÉ.

On vit donc, ou plutôt on recommence à vivre sous la rude main gantée de fer qui vous rudoie, mais qui vous protège. Souverain et propriétaire, à ce double titre le seigneur garde pour lui la lande, la rivière, la forêt, toute la chasse ; le mal n’est pas grand, puisque le pays est à demi désert et qu’il emploie tout son loisir à détruire les grandes bêtes fauves. Ayant seul des avances, il est le seul qui puisse construire le moulin, le four et le pressoir, établir le bac, le pont ou la route, endiguer l’étang, élever ou acquérir le taureau ; pour se dédommager, il en taxe ou en impose l’usage. S’il est intelligent et bon fermier d’hommes, s’il veut tirer meilleur profit de sa terre, il relâche ou laisse se relâcher par degrés les mailles du rets où ses vilains et ses serfs travaillent mal parce qu’ils sont trop serrés. L’habitude, la nécessité, l’accommodation volontaire ou forcée font leur effet ; à la fin, seigneurs, vilains, serfs et bourgeois, adaptés à leur condition, reliés par un intérêt commun, font ensemble une société, un véritable corps. La seigneurie, la comté, le duché deviennent une patrie que l’on aime d’un instinct aveugle et pour laquelle on se dévoue. Elle se confond avec le seigneur et sa famille ; à ce titre, on est fier de lui, on conte ses grands coups d’épée ; on l’acclame quand sa cavalcade passe dans la rue ; on jouit par sympathie de sa magnificence[1]. Lorsqu’il est veuf et sans enfants, on

  1. Voir dans les historiens du moyen âge, le zèle des sujets pour leur seigneur : Gaston Phœbus, comte de Foix, et Guy, comte de Flandre, dans Froissart ; Raymond de Béziers et Raymond de Toulouse, dans la chronique de Toulouse. Ce vif sentiment de la