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L’ANCIEN RÉGIME


de barques à deux voiles, va jeter deux cent mille hommes armés sur l’Asie, et désormais, au Nord, au Midi, en face des Musulmans, en face des païens, au lieu d’être conquise, elle conquiert. Pour la seconde fois, une figure idéale se dégage[1] après celle du saint, celle du héros, et le nouveau sentiment, aussi efficace que l’ancien, groupe aussi les hommes en une société stable. — Celle-ci est une gendarmerie à demeure où, de père en fils, on est gendarme. Chacun y naît avec son grade héréditaire, son poste local, sa solde en biens-fonds, avec la certitude de n’être jamais abandonné par son chef, avec l’obligation de se faire tuer au besoin pour son chef. En ce temps de guerre permanente, un seul régime est bon, celui d’une compagnie devant l’ennemi, et tel est le régime féodal ; par ce seul trait, jugez des périls auxquels il pare et du service auquel il astreint. « En ce temps-là, dit la chronique générale d’Espagne, les rois, comtes, nobles et tous les chevaliers, afin d’être prêts à toute heure, tenaient leurs chevaux dans la salle où ils couchaient avec leurs femmes. » Le vicomte dans la tour qui défend l’entrée de la vallée ou le passage du gué, le marquis jeté en enfant perdu sur la frontière brûlée sommeille la main sur son arme, comme le lieutenant américain dans un blockhaus du Far-West, au milieu des Sioux. Sa maison n’est qu’un camp et un refuge ; on a mis de la paille et des tas de feuilles sur le pavé

  1. Au dixième siècle, dans les « Cantilènes » qui ébauchent les chansons de Geste.