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L’ESPRIT ET LA DOCTRINE

pable et solide de l’observation personnelle et racontée, mais toujours en l’air, dans la région vide des généralités pures. Condillac déclare que le procédé de l’arithmétique convient à la psychologie et qu’on peut démêler les éléments de notre pensée par une opération analogue « à la règle de trois ». Siéyès a le plus profond dédain pour l’histoire, et « la politique est pour lui une science qu’il croit avoir achevée[1] » du premier coup, par un effort de tête, à la façon de Descartes, qui trouva ainsi la géométrie analytique. Destutt de Tracy, voulant commenter Montesquieu, découvre que le grand historien s’est tenu trop servilement attaché à l’histoire, et il refait l’ouvrage en construisant la société qui doit être au lieu de regarder la société qui est. — Jamais, avec un aussi mince extrait de la nature humaine, on n’a bâti des édifices si réguliers et si spécieux. Avec la sensation Condillac anime une statue, puis, par une suite de purs raisonnements, poursuivant tour à tour dans l’odorat, dans le goût, dans l’ouïe, dans la vue, dans le toucher, les effets de la sensation qu’il suppose, il construit de toutes pièces une âme humaine. Au moyen d’un contrat, Rousseau fonde l’association politique, et, de cette seule donnée, il déduit la constitution, le gouvernement et les lois de toute société équitable.

    les habitudes morales, si vague, si totalement dénué d’exemples, sauf une citation d’Hippocrate.

  1. Ce sont là les propres paroles de Siéyès. — Ailleurs il ajoute : « Les prétendues vérités historiques n’ont pas plus de réalité que les prétendues vérités religieuses ». (Papiers de Siéyès, année 1772, d’après Sainte-Beuve, Causeries du lundi, V, 194.) — Descartes et Malebranche avaient déjà ce mépris pour l’histoire.


  anc. rég. i.
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