Page:Taine - Les Origines de la France contemporaine, t. 1, 1909.djvu/345

Cette page a été validée par deux contributeurs.
313
L’ESPRIT ET LA DOCTRINE


et de la vie. Quand j’ai lu la série des romanciers anglais, Defoe, Richardson, Fielding, Smollelt, Sterne et Goldsmith, jusqu’à Miss Burney et Miss Austen, je connais l’Angleterre du dix-huitième siècle ; j’ai vu des clergymen, des gentilshommes de campagne, des fermiers, des aubergistes, des marins, des gens de toute condition, haute et basse ; je sais le détail des fortunes et des carrières, ce qu’on gagne, ce qu’on dépense, comment l’on voyage, ce qu’on mange et ce qu’on boit ; j’ai en mains une file de biographies circonstanciées et précises, un tableau complet, à mille scènes, de la société tout entière, le plus ample amas de renseignements pour me guider quand je voudrai faire l’histoire de ce monde évanoui. Si maintenant je lis la file correspondante des romanciers français, Crébillon fils, Rousseau, Marmontel, Laclos, Rétif de la Bretonne, Louvet, Mme de Staël, Mme de Genlis et le reste, y compris Mercier et jusqu’à Mme Cottin, je n’ai presque point de notes à prendre ; les petits faits positifs et instructifs sont omis ; je vois des politesses, des gentillesses, des galanteries, des polissonneries, des dissertations de société, et puis c’est tout. On se garde bien de me parler d’argent, de me donner des chiffres, de me raconter un mariage, un procès, l’administration d’une terre ; j’ignore la situation d’un curé, d’un seigneur rural, d’un prieur résident, d’un régisseur, d’un intendant. Tout ce qui concerne la province et la campagne, la bourgeoisie et la boutique[1], l’armée

  1. Avant 1750, on en trouve quelque chose dans Gil Blas et dans Marianne (Mme Dufour la lingère et sa boutique). — Par