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L’ANCIEN RÉGIME


Defoe, Sterne, Richardson, ne sont reçus en France qu’avec des atténuations et après des coupures ; ils ont des mots trop francs, des scènes trop fortes ; leurs familiarités, leurs crudités, leurs bizarreries feraient tache ; le traducteur écourte, adoucit, et parfois, dans sa préface, s’excuse de ce qu’il a laissé. Il n’y a place dans cette langue que pour une portion de la vérité, portion exiguë, et que l’épuration croissante rend tous les jours plus exiguë encore. Considéré en lui-même, le style classique court toujours risque de prendre pour matériaux des lieux communs minces et sans substance. Il les étire, il les entrelace, il les tisse ; mais, de son engrenage logique, il ne sort qu’un filigrane fragile ; on en peut louer l’élégant artifice, mais, dans la pratique, l’œuvre est d’usage petit, nul, ou dangereux.

D’après ces caractères du style, on devine ceux de l’esprit auquel il a servi d’organe. — Deux opérations principales composent le travail de l’intelligence humaine. Placée en face des choses, elle reçoit l’impression plus ou moins exacte, complète et profonde ; ensuite, quittant les choses, elle décompose son impression, et classe, distribue, exprime plus ou moins habilement les idées qu’elle en tire. — Dans la seconde de ces opérations, le classique est supérieur. Obligé de s’accommoder à ses auditeurs, c’est-à-dire à des gens du monde qui ne sont point spéciaux et qui sont difficiles, il a dû porter à la perfection l’art de se faire écouter et de se faire entendre, c’est-à-dire l’art de composer et d’écrire. — Avec une industrie délicate et des précautions mul-