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L’ESPRIT ET LA DOCTRINE


unique de traits innombrables, accordés et mobiles, qui composent, non pas le caractère humain en général, mais tel caractère humain, et qu’un Saint-Simon, un Balzac, un Shakspeare lui-même ne pourraient rendre, si le langage copieux qu’ils manient et que leurs témérités enrichissent encore, ne venait prêter ses nuances aux détails multipliés de leur observation[1]. Avec ce style, on ne peut traduire ni la Bible, ni Homère, ni Dante, ni Shakspeare[2] ; lisez le monologue d’Hamlet dans Voltaire, et voyez ce qu’il en reste, une déclamation abstraite, à peu près ce qui reste d’Othello dans son Orosmane. Regardez dans Homère, puis dans Fénelon, l’île de Calypso : l’île rocheuse, sauvage, où nichent « les mouettes et les autres oiseaux de mer aux longues ailes », devient dans la belle prose française un parc quelconque arrangé « pour le plaisir des yeux ». Au dix-huitième siècle, des romanciers contemporains, et qui sont eux-mêmes de l’âge classique, Fielding, Swift,

  1. Les œuvres de Milton contiennent environ 8000 mots. « Shakspeare, chez qui la variété de l’expression est probablement plus grande que dans tout autre écrivain de quelque langue que ce soit, a composé toutes ses pièces avec 15 000 mots environ. » (Max Müller, Lectures on the science of language, I, 309.) — Il serait curieux d’établir en regard le compte si restreint du vocabulaire de Racine. Celui des romans de Mlle de Scudéry est extrêmement limité. Dans le plus beau roman du dix-septième siècle, la Princesse de Clèves, le nombre des mots est réduit au minimum. — Le Dictionnaire de l’ancienne Académie française contient 29 712 mots ; le Thésaurus grec de H. Estienne environ 150 000.
  2. Comparez les traductions de la Bible par M. de Sacy et par Luther, celles d’Homère par M. Dacier, Bitaubé, etc., et par Leconte de Lisle, celles d’Hérodote par Larcher et par Courier, les Contes populaires de Perrault et ceux de Grimm, etc.


  anc. rég. i.
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