Page:Taine - Les Origines de la France contemporaine, t. 1, 1909.djvu/331

Cette page a été validée par deux contributeurs.
299
L’ESPRIT ET LA DOCTRINE


subit d’empiétement. Il n’est plus permis d’écrire au hasard et selon le caprice de la verve, de jeter ses idées par paquets, de s’interrompre par des parenthèses, d’enfiler l’enfilade interminable des citations et des énumérations. Un but est donné : il y a quelque vérité à prouver, quelque définition à trouver, quelque persuasion à produire ; pour cela, il faut marcher toujours, et toujours droit. Ordonnance, suite, progrès, transitions ménagées, développement continu, tels sont les caractères de ce style. Cela va si loin qu’à l’origine[1] les lettres familières, les romans, les plaisanteries de société, les pièces de galanterie et de badinage sont des morceaux d’éloquence méthodique. À l’hôtel de Rambouillet, la période explicative s’étale avec autant d’ampleur et de raideur que chez Descartes lui-même. Un des mots les plus fréquents chez Mlle de Scudéry est la conjonction car. On déduit sa passion en raisonnements bien liés. Des gentillesses de salon s’allongent en phrases aussi concertées qu’une dissertation académique. L’instrument à peine formé manifeste déjà ses aptitudes ; on sent qu’il est fait pour expliquer, démontrer, persuader et vulgariser ; un siècle plus tard, Condillac aura raison de dire qu’il est par lui-même un procédé systématique de décomposition et de recomposition, une méthode

  1. Voir les principaux romans du dix-septième siècle, le Roman bourgeois de Furetière, la Princesse de Clèves par Mme de la Fayette, la Clélie de Mlle de Scudéry, et même le Roman comique de Scarron. — Voir les lettres de Balzac, de Voiture et de leurs correspondants, le Récit des grands jours d’Auvergne par Fléchier, etc… Sur le caractère oratoire de ce style, cf. Sainte-Beuve, Port-Royal, 2e éd., I, 515.