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LA STRUCTURE DE LA SOCIÉTÉ.


demeurèrent païens pendant un siècle et demi, arts, industries, société, langue, tout fut détruit ; d’un peuple entier massacré ou fugitif, il ne resta que des esclaves ; encore faut-il deviner leurs traces ; réduits à l’état de bêtes de somme, ils disparaissent de l’histoire. Tel eût été le sort de l’Europe, si le clergé n’eût promptement charmé les brutes farouches auxquelles elle appartenait.

Devant l’évêque en chape dorée, devant le moine « vêtu de peaux, maigre », hâve, « plus souillé et plus couvert de taches qu’un caméléon[1] », le Germain converti a peur comme devant un sorcier. Aux heures calmes, après la chasse ou l’ivresse, la divination vague d’un au-delà mystérieux et grandiose, le sentiment obscur d’une justice inconnue, le rudiment de conscience qu’il avait déjà dans ses forêts d’outre-Rhin, se réveille en lui par des alarmes subites, en demi-visions menaçantes. Au moment de violer un sanctuaire, il se demande s’il ne va pas tomber sur le seuil, frappé de vertige et le col tordu[2]. Convaincu par son propre trouble, il s’arrête, épargne la terre, le village, la cité qui vit sous la sauvegarde du prêtre. Si la fougue animale des colères ou des convoitises primitives l’a poussé au meurtre et au vol, plus tard, après l’assou-

  1. Comte de Montalembert, les Moines d’Occident, I, 277. Saint Lupicin devant le roi burgonde Chilpéric, II, 416. Saint Karileff devant le roi Childebert. Cf. passim Grégoire de Tours et la collection des Bollandistes.
  2. Rien de plus fréquent que cette légende : on la trouve jusqu’au delà du douzième siècle.