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L’ANCIEN RÉGIME


tous comprennent du premier coup ; si je dis « le tomahawk », ou « la francisque », plusieurs supposeront que je parle teuton ou iroquois[1]. À cet égard, plus le genre est élevé, plus le scrupule est fort ; tout mot propre est banni de la poésie ; quand on en rencontre un, il faut l’esquiver ou le remplacer par une périphrase. Un poète du dix-huitième siècle n’a guère à sa disposition que le tiers environ du dictionnaire, et la langue poétique à la fin sera si restreinte que, lorsqu’un homme aura quelque chose à dire, il ne pourra plus le dire en vers.

En revanche, plus on élague et plus on éclaircit. Réduit à un vocabulaire de choix, le français dit moins de choses, mais il les dit avec plus de justesse et d’agrément. « Urbanité, exactitude », ces deux mots qui naissent en même temps que l’Académie française sont l’abrégé de la réforme dont elle est l’organe et que les salons, par elle et à côté d’elle, imposent au public. De grands seigneurs retirés, de belles dames oisives s’amusent à démêler les nuances des termes pour en composer des maximes, des définitions et des portraits. Avec un scrupule admirable et une délicatesse de tact infinie, écrivains et gens du monde s’appliquent à peser chaque mot et chaque locution, pour en fixer le sens, pour

  1. Pour prendre un exemple au hasard, je trouve dans l’Optimiste (1788), de Colin d’Harleville, l’indication suivante : « La scène représente un bosquet rempli d’arbres odoriférants. » — Il eût été contraire à l’esprit classique de dire quels étaient ces arbres lilas, tilleuls, aubépines, etc. — De même dans les paysages peints, les arbres ne sont d’aucune espèce connue : ce sont des barres en général.