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LES MŒURS ET LES CARACTÈRES


ceurs » dont ces bourreaux polis ne soient capables, et les personnages de Laclos ont eu leurs originaux[1]. — Sans doute, ces monstres sont rares ; mais l’on n’a pas besoin d’avoir affaire à eux pour démêler ce que la galanterie du monde renferme d’égoïsme. Les femmes qui l’ont érigée en obligation sont les premières à en sentir le mensonge, et à regretter, parmi tant de froids hommages, la chaleur communicative d’un sentiment fort. — Le caractère du siècle reçoit alors son trait final, et « l’homme sensible » apparaît.

II

Ce n’est pas que le fond des mœurs devienne différent ; elles restent aussi mondaines, aussi dissipées jusqu’au bout. Mais la mode autorise une affectation nouvelle, des effusions, des rêveries, des attendrissements qu’on n’avait point encore connus. Il s’agit de revenir à la nature, d’admirer la campagne, d’aimer la simplicité des mœurs rustiques, de s’intéresser aux villageois, d’être humain, d’avoir un cœur, de goûter les douceurs et les tendresses des affections naturelles, d’être époux et père, bien plus d’avoir une âme, des vertus, des émotions religieuses, de croire à la providence et à l’immortalité, d’être capable d’enthousiasme. On veut être ainsi, ou du moins on a la velléité d’être ainsi. En

  1. Laclos, les Liaisons dangereuses. Mme de Merteuil était copiée d’après une marquise de Grenoble. — Notez les différences entre Lovelace et Valmont, l’un qui est conduit par l’orgueil, l’autre qui n’a que de la vanité.