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L’ANCIEN RÉGIME


l’abbé de Saint-Germain des Prés, comte de Clermont, prince du sang, qui, ayant trois cent soixante-dix mille livres de rente, trouve moyen de se ruiner deux fois, joue la comédie chez lui à la ville et à la campagne, écrit à Collé en style de parade, et, dans sa maison abbatiale de Berny, installe une danseuse, Mlle Leduc, pour faire les honneurs de sa table. — Nulle hypocrisie : chez M. Trudaine, quatre évêques assistent à une pièce de Collé, intitulée les Accidents ou les Abbés, et dont le fond, dit Collé lui-même, est si libre qu’il n’a pas osé la faire imprimer avec les autres. Un peu plus tard, Beaumarchais, lisant chez la maréchale de Richelieu son Mariage de Figaro, non expurgé, bien plus vert et bien plus cru qu’aujourd’hui, a pour auditeurs des évêques et des archevêques, et ceux-ci, dit-il, « après s’en être infiniment amusés, m’ont fait l’honneur de m’assurer qu’ils publieraient qu’il n’y avait pas un seul mot dont les bonnes mœurs pussent être blessées[1] » : c’est ainsi que la pièce passa, contre la raison d’État, contre la volonté du roi, par la complicité de tous, même des plus intéressés à la supprimer. « Il y a quelque chose de plus fou que ma pièce, disait l’auteur lui-même, c’est son succès. » L’attrait était trop fort ; des gens de plaisir ne pouvaient renoncer à la comédie la plus gaie du siècle ; ils vinrent applaudir leur propre satire ; bien mieux, ils la jouèrent eux-mêmes. — Quand un goût est régnant, il aboutit, comme

    par Jules Cousin, passim. — Journal de Collé, III, 232 (juillet 1769).

  1. L. de Loménie, Beaumarchais et son temps. II, 304.